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A découvrir en section jeunesse, dès 9 ans

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Les A.U.T.R.E.S. / Pedra Manas ; trad. de l’espagnol par Anne Calmels – La Joie de Lire, 2011 (Hibouk)

Quel enfant n’a jamais rêvé d’intégrer une société secrète, de communiquer par messages codés, de découvrir une salle cachée dans son école ou de participer à une mission risquée ? On peut donc présager de l’enthousiasme que suscitera ce roman auprès des jeunes lecteurs. Quelles qualités faut-il posséder pour s’identifier aux membres d’une telle association? Et c’est là que le récit prend toute sa saveur : il faut être « bizarre » ! Dans un milieu scolaire où la normalité est la condition nécessaire à l’intégration, des élèves font une force de leurs différences et de leur exclusion.

 A travers une écriture rythmée et efficace,  une intrigue ponctuée de traits d’humour et de nombreux rebondissements, Pedro Manas invite à réfléchir à ce qu’est la normalité et à dépasser les apparences. Il laisse entendre que c’est grâce à l’entraide et à l’amitié qu’on arrive à valoriser ses spécificités et que c’est dans la différence que se construit une personnalité.  Le narrateur, extérieur à l’histoire, intervient ponctuellement  à la première personne et s’adresse directement au lecteur pour confirmer  les événements.  Une aventure haletante à hauteur d’enfant qui aborde également d’autres questions essentielles, comme celles de savoir si la vengeance est réparatrice ou si la victime peut à son tour se transformer en bourreau.

Vanessa Léva

 

De quelle couleur est le vent? /  Anne Herbauts – Casterman, 2011 (les albums Casterman)

Lors d’une rencontre avec l’association « Les doigts qui rêvent », la question d’un enfant aveugle a été transmise à Anne Herbauts : « De quelle couleur est le vent ? ». Après quelques années de réflexion, elle en a tiré un album sensoriel aux lectures multiples face à une question aux réponses multiples. On imagine la résonance qu’a pu avoir cette interrogation auprès d’Anne Herbauts, lui permettant d’exploiter ses thèmes de prédilection : l’indéfinissable, la couleur, le vide et le plein, le bruit et le silence, le temps et toutes ces choses sur lesquelles il est difficile de mettre des mots.

Et puis, l’approche tactile renvoie à l’objet-livre et à sa matière, sujets au centre des recherches de l’auteure. Le travail du papier et de sa texture, de son grammage et de sa découpe, dont l’exploration a débuté avec l’album Lundi, trouve ici un sens nouveau pour ce petit géant aux yeux fermés. Anne Herbauts estime les contraintes génératrices de créativité. Ainsi, elle joue avec les impératifs techniques liés aux dessins embossés qui forment un creux au verso : le chien du recto devient loup au verso. Elle s’est également imposé de n’utiliser aucun pinceau et d’illustrer l’album entièrement en peignant avec les doigts. Elle invite ainsi le lecteur à toucher, caresser les pages : le rapport au livre devient charnel. L’illustration tactile n’est pas une transcription de l’image, elle raconte autre chose, est complémentaire et entre dans la relation texte-image. Par exemple, le ruisseau est illustré par trois poissons nageant dans les algues, mais lorsqu’on parcourt la page avec les doigts, on découvre des ondes à la surface de l’eau. En fait, les liaisons sont nombreuses : entre le texte et l’image, les images et les pages, entre les pages et le livre. L’album fait appel à tous les sens : le loup parle d’odeur, le pommier du goût. Et puis, surtout, il amène les lecteurs à la découverte de la multitude des points de vue. La réponse est un tout, elle se ressent plus qu’elle ne s’explique, elle se donne par fragments. Et finalement, elle s’échappe, s’envole, invisible, du mouvement des pages du livre. De cette façon, Anne Herbauts renvoie ses lecteurs une fois encore à l’approche complète, tellement cohérente, qu’elle a de l’album et de son support.

Vanessa Léva

 

Docteur Parking / Franz Hohler ; trad. de l’allemand par Ursula Gaillard – La Joie de Lire, 2012 (Hibouk)

Réédition d’un ouvrage paru chez le même éditeur en 2002, avec un dessin de couverture de l’illustratrice suisse Albertine. Son compatriote Tom Tirabosco avait signé la première édition.

En interpellant le lecteur dès la première page, Franz Hohler se met d’emblée du côté de l’enfant pour en fait son complice et son confident. Et c’est parti pour une histoire à la fois réaliste et fantastique, écrite dans un style enlevé, que l’on prend beaucoup de plaisir à lire à voix haute. Il convient de se rappeler que Franz Hohler (1943) est également chansonnier, auteur de pièces radiophoniques et créateur de nombreux spectacles.

On se prend vite d’empathie pour cet étrange docteur venu d’ailleurs, au nom improbable et « au drôle d’accent », amateur de thé corsé et grand érudit, qui n’hésite pas à prodiguer à ses concitoyens d’adoption nombre de conseils judicieux remplis de bon sens.

A partir d’un simple quiproquo, le livre aborde avec humour et profondeur différentes questions essentielles : le droit à la différence, la propagation de la rumeur, le droit d’asile, la dénonciation, l’expulsion des étrangers, la confrontation entre érudition et superstition, la difficulté de rester soi-même face à la jalousie, l’hypocrisie et la mesquinerie.

Au-delà de son universalité, ce court récit renvoie aussi de manière symbolique à la seconde guerre mondiale et à la Shoah (situation géographique, illustration de couverture, thèmes abordés). Un livre qui invite à la réflexion et à la discussion de manière subtile et ouverte.

Catherine Hennebert

 

L’enfant-phoque / Nikolaus Heidelbach ; trad. De l’allemand par Brigitte Déchin – Les Grandes Personnes, 2011

Sur la couverture, l’enfant fait face à la mer. Le livre s’ouvre, on plonge avec lui dans un fond marin empreint de mystère. Vient ensuite un maquereau, tête en bas, suivi du garçon dans la même position. Ils nous entraînent dans une danse gracieuse et légère, pleine d’harmonie et de connivence. Sur fond blanc, ils semblent voler avant de s’arracher à l’eau tel des phoques bondissants. Commence alors seulement le texte : « Je n’ai jamais appris à nager, j’ai toujours su. ».

Solitude, puissance de la nature, animaux mythologiques : le voyage en mer porte en lui des thèmes forts qu’affectionne Heidelbach, déjà peintre des récifs de la côte atlantique dans de précédents albums. Les marines sont lumineuses et absorbent le regard. Elles semblent infinies devant la maison et l’enfant minuscules. Nikolaus Heidelbach utilise magistralement la puissance fantasmagorique des abysses dont on ignore encore tant. En déployant sur deux doubles pages sans texte un monde extraordinaire peuplé de trolls de mer et de moulimaces, il emporte avec lui l’imaginaire du lecteur. Alors que l’illustration du récit terrestre est cadrée de blanc, lorsque l’imagerie sous-marine est évoquée, toute bordure disparaît. L’ambiance de la maison, avec ses tonalités de bruns, beige, ocre, est feutrée, les rapports familiaux sont bienveillants mais on ressent pourtant le secret latent, le non-dit.

Les selkies, mi-humaines, mi-phoques, sont présentes dans les croyances celtiques et scandinaves. Si un marin dérobe la peau de l’une d’elles, elle reste femme auprès de lui. Dans le début des années ´50, David Thomson a collecté ces légendes auprès d’habitants des Hébrides, de la côte est écossaise et ouest irlandaise. Nikolaus Heindelbach le cite en exergue et baptise le bateau du pêcheur de son prénom.  Peut-on contraindre quelqu’un, au nom de l’amour, à renoncer à une part importante de soi ? Père et fils acceptent le départ de la mère, qui, par ailleurs, n’oublie pas son enfant (elle passe lui déposer des maquereaux). Ce dernier revendique sa double filiation (il sera enfant ou phoque) et les pages de gardes voient à présent passer une famille de trois phoques.

Vanessa Léva

 

Les enfants, le shérif et les affreux / Mathis -Thierry Magnier, 2011 (Petite poche)

D’emblée, par le titre, le ton est donné : les enfants seront en première ligne, assistés d’un shérif, aux prises avec des affreux. L’espace d’un bref récit, c’est la promesse d’une aventure dans laquelle vont s’affronter les bons et les méchants. Car Mathis s’amuse avec les codes du Western, l’esprit pionnier, la loi du meilleur tireur, du bandit sanguinaire et du shérif courageux. De ces codes, il tire l’histoire aux résonances contemporaines d’une petite héroïne qui n’a pas froid aux yeux. Il parle de camaraderie et de la toute-puissance dévastatrice de certains adultes. Soleil couchant, mustang noir comme du charbon, saloon et revolver… Le décor quasi cinématographique est planté, on sent le regard de l’auteur de bandes dessinées et le plaisir d’un grand enfant. L’écriture dynamique soutient le rythme de cette histoire teintée d’humour. Au final, il s’agit d’une victoire solidaire et sans arme contre deux affreux : un meurtrier et, plus terrible encore, un maître d’école violent.

Vanessa Léva

 

Veux -tu devenir bête ? / Pei-Chun Shih ; trad. du chinois par Chun-Liang Yeh ; ill. par Géraldine Alibeu – HongFei cultures, 2012

En 2011, les éditions HongFei faisaient découvrir aux lecteurs francophones les quatre premières histoires de La Bête (La bête et les petits poissons qui se ressemblent beaucoup). Quatre nouveaux épisodes sont ici proposés. L’ensemble de ces deux titres a été écrit entre 2003 et 2004 par l’auteure taiwanaise Pei-Chun Shih, sous le titre La Bête, distingué par le prix Meilleure lecture de l’année 2007 par l’Association de littérature jeunesse de Taïwan. Le texte de la version originale n’était pas illustré, si ce n’est par un dessin de couverture dû à l’artiste Meng-Yun Wu, présentant une bête bien différente (visage d’ours à l’expression candide, queue de renard, pieds de cochon). Géraldine Alibeu, approchée par l’éditeur et traducteur Chin-Liang Yeh a accepté de relever le défi et de créer des illustrations originales pour cette « bête française » : une créature étrange à la physionomie mi-homme mi-animal, au grand visage doux et bienveillant. L’auteur se dit séduite par le travail de l’illustratrice, alors qu’elle-même n’avait aucune idée précise concernant l’apparence de son personnage: « J’ai choisi d’écrire une histoire autour de la Bête justement parce que le mot « Bête » [shou en chinois] m’ouvre un espace d’imagination illimité. Elle peut être un quadrupède poilu, tel un fauve, comme elle peut avoir une apparence peu avenante tel un monstre ou un fantôme. Elle peut être mignonne comme elle peut être rustre. Il n’y a pas un visage unique à la Bête comme il n’y a pas de réponse unique aux questions soulevées au fil des épisodes dans ce livre. »

Les textes de Pei-Chun Shih s’inspirent de la vie réelle et de ses propres réflexions sur le monde. Empreints de philosophie et d’un esprit très oriental, ils invitent l’enfant à se poser lui-même des questions et à y répondre (ou pas). « J’espère que dans le cœur des lecteurs naîtra une Bête personnelle. En apportant notre réponse aux questions rencontrées dans l’histoire, nous pouvons nous affranchir des réponses existantes et en proposer d’autres. » L’amitié, la rencontre, la singularité, l’identité, l’acceptation de l’autre et le questionnement sont au coeur de ces histoires teintées d’étrangeté et d’humour. Musicalité de la langue, limpidité et légèreté de l’écriture, profondeur et fantaisie des nouvelles trouvent un écho parfait dans le rythme des illustrations aux tons très doux (dessin et collages) en pleine page ou en cabochon.

(Source : interview de Pei-Chun Shih par Chun-Liang Yeh sur le blog des éditions Hongfei)

Catherine Hennebert

 

Les gratte-ciel / Germano Zullo ; ill. de Albertine – La Joie de Lire, 2011

Un grand format à la française, une douce couverture grège ornée de deux grues élancées et un dos de tissu pour un album tout en élégance. Une fois ouvert, un avion décolle sur la page vierge qui fait face au titre et annonce un voyage en altitude.

Deux maisons, séparées par la pliure du livre, s’opposent. Le lecteur assiste au démarrage d’une surenchère : qui des deux propriétaires affichera le plus de signes de richesse ? L’ostentatoire duel conduit à ériger des demeures toujours plus grandes, à engager les architectes les plus chers et à rivaliser de fêtes de mauvais goût… Des possessions d’œuvres d’arts aux objets de braconnage, rien n’échappe au délire de la folie humaine.

Germano Zullo truffe ses commentaires de détails caustiques et joue avec les noms des personnages. On partage son plaisir en lisant les légendes qui nous entraînent librement dans la découverte et l’observation des nombreux détails du dessin raffiné à l’encre noire d’Albertine. Pour le lecteur curieux, cet ouvrage se relit sans fin : en passant de la page de droite à celle de gauche, en suivant les tracés vertigineux des machines de chantiers et l’enchevêtrement étonnant de pièces luxueuses. Mais aussi en guettant les subtilités du texte, en s’interrogeant sur les matériaux et objets accumulés.  Plus les immeubles grandissent, plus les nantis se retrouvent isolés par la hauteur et par des systèmes de sécurité. On est alors amené vers une réflexion plus large sur la réussite sociale, la société de consommation, la vanité et la jalousie.

Tout enfant ayant déjà construit une tour de blocs ou un château de cartes perçoit le jeu d’équilibre dangereux engagé dans cette compétition et anticipe un inéluctable effondrement : c’est aussi de là que vient le plaisir de lecture… On attend la chute !  Finalement, pour celui qui reste, il devient impossible de s’offrir le simple plaisir d’une pizza. Comble de l’ironie, alors que la nature reprend ses droits devant un homme impuissant et abandonné de tous, ce sont des sangliers qui emportent le repas, sautent avec grâce au-dessus des décombres pour rejoindre une forêt dont les arbres ont la hauteur des gratte-ciel.

Vanessa Léva

 

Histoires d’enfants à lire aux animaux / Hervé Walbeck – L’école des loisirs, 2011 (Neuf)

Les vingt courts textes qui composent ce recueil sont autant de petites rêveries qui  emmènent à la frontière entre le monde animal et celui des hommes, questionnent sur la difficulté d’exister, parlent de liberté et de respect du vivant.  Les insectes y prennent une place de choix, les rôles basculent et les êtres se transforment.  La quête de l’identité, la difficulté de se définir et de se faire une place transparaissent  dans un univers  tout personnel.  L’auteur a une affection particulière pour les  animaux : lors d’une interview, il confie avoir eu, petit, un oiseau qui vivait dans sa chambre, se posait sur sa tête et dont il imitait si bien le chant qu’on ne pouvait les différencier.  De l’enfant qui perd sa fourmi rue Mouffetard aux libellules dans les poumons,  Hervé Walbecq sème de discrètes références littéraires.  Lorsque le sanglier, figure mythologique, terrorise les hommes depuis le centre de la terre, on croit découvrir le récit réel d’une ancienne croyance animiste.

En véritable surréaliste et en autodidacte, Hervé Walbeck a laissé naître son petit monde  sous les errances de sa plume.  C’est en en griffonnant que ses créatures sont apparues au fil des années.  Les illustrations transportent  les textes dans une ambiance aquatique. Les personnages évoluent  tout en légèreté, laissant flotter leurs cheveux d’anémones. Animaux, insectes et humains partagent les mêmes physionomies. Grâce à un trait fin aussi spontané que délicat, ils prennent vie, entre la mélancolie et la tristesse, le flegme et  l’apaisement.  Ils évoluent dans cet univers où les mutations les plus folles ne surprennent personne.  Des tranches de lecture qui permettront aux enfants de laisser leur imagination s’envoler et de briser les codes pour transformer les événements du quotidien en instants poétiques.

Vanessa Léva

 

L’incroyable exploit d’Elinor / Tami Lewis Brown ; ill. par François Roca ; trad. de l’américain  – Albin Michel Jeunesse , 2011

Quand deux artistes fous d’aviation se rencontrent par l’entremise d’une éditrice passionnée (l’album a été publié en 2010 aux USA par Melanie Kroupa Books, sous le titre Soar Elinor !), il en résulte un album exceptionnel tant sur le fond que sur la forme. Trois années ont été nécessaires pour mener à bien ce projet : un long travail de recherche et de documentation, accompagné de nombreux échanges entre les auteurs ainsi qu’une série de rencontres entre T. Lewis Brown et Elinor Smith, l’héroïne de cette histoire.

Le lecteur pressent d’emblée que ce livre va l’emporter dans une aventure extraordinaire et d’un autre temps, pleine de danger et de passion : le sourire éclatant de la jeune aviatrice sur la couverture, le rouge vif de son avion qui envahit presque tout l’espace, le look rétro, le titre manuscrit au trait spontané en forme de signature… Et c’est parti ! On plonge avec enthousiasme dans cette histoire vraie où l’on suit avec un mélange d’excitation et d’angoisse, l’incroyable destinée d’une femme, qui n’eut de cesse de réaliser son rêve. »Voler, pour moi, c’était comme respirer et j’ai réussi parce que c’était ma passion. » Un personnage « bigger than life », qui n’hésite pas à défier raison, machisme et préjugés, au péril de sa vie. On applaudit ses parents de l’avoir laissée vivre son rêve de petite fille. On admire sa force de caractère, son audace, son endurance, sa ténacité.

Grâce au talent conjugué des auteurs, le lecteur s’envole littéralement dans l’immensité du ciel tout en plongeant dans une époque révolue (les années 20), au coeur d’un décor new-yorkais à la fois très réaliste et inspiré des comédies musicales américaines. On reste admiratif à la lecture du texte, pourtant essentiellement narratif, mais clair, vivant, inspiré, au rythme soutenu, à la tension dramatique grandissante, et qui invite à une lecture à voix haute. Entre classicisme et modernité, références picturales et cinématographiques, les peintures lumineuses aux tons nostalgiques de François Roca envahissent les pages, offrant des perspectives saisissantes et variées, multipliant les points de vue sur la ville, mais aussi sur ces incroyables machines volantes du début du 20e siècle. Un album tellement visuel qu’on se croirait au cinéma !
Enfin, on se réjouit de la parution d’un livre qui distille avec intelligence etEnfin, on se réjouit de la parution d’un livre qui distille avec intelligence et subtilité, un message aussi optimiste :
« On doit laisser les enfants rêver, pour qu’ils aient un horizon vers lequel se diriger ». (E. Smith).

Catherine Hennebert

 

Lettres à plumes et à poils / Philippe Lechermeier ; ill. par Delphine Perret – Thierry Magnier, 2011

Une couverture jaune lumineuse occupée par une jolie poulette annonce d’emblée les ingrédients de l’histoire : poules et tromperies, trahisons et jalousies. Tout cela sous une pétillante forme épistolaire. Philippe Lechermeier s’amuse des fables et les détourne. Il joue avec les codes de la langue française et prête au renard un langage châtié, à la fourmi ouvrière des expressions argotiques. Il lance les enfants, tels de petits détectives, sur la piste de non-dits, de déductions, de l’intertextualité et de l’humour référencé. Fabuliste contemporain, il dépeint et caricature la société humaine au travers du genre animal et nous invite à l’autodérision. Il joue sans relâche avec les expressions animalières (le jour où les poules auront des dents…) et le double sens des mots (le renard a trouvé le mari de la poule coriace et sa fille délicieuse).

Au final, le récit devient un jeu : celui de trouver les références, d’imaginer les lettres manquantes et de se délecter de l’humour qui découle de ces situations. Par ses illustrations, Delphine Perret lève certains non-dits; par un graphisme épuré et minimaliste, elle souligne le comique des situations : en quelques traits, elle renforce le mordant du récit. A chaque correspondance sont attribuées deux couleurs qui évoquent les binômes impliqués. Une de ces deux couleurs, accompagnée du portrait de l’auteur des lettres, se trouve en page de garde de chaque correspondance et structure le livre. Un ouvrage drôle et piquant qui incitera certains à prendre la plume.

Vanessa Léva

 

La mémoire de l’éléphant : une encyclopédie bric-à-brac / Sophie Strady ; ill. de Jean-François Martin – Hélium, 2011

S’il est un livre prenant au pied de la lettre l’expression « avoir une mémoire d’éléphant » c’est bien celui-ci ! Car il est bien question de mémoire et d’éléphant dans cet ouvrage hybride, à la fois sérieux et insolite, qui ouvre d’emblée le chemin vers de multiples niveaux de lecture.

Sophie Strady, éditrice et auteure (La forêt du paresseux, chez le même éditeur) et Jean-François Martin, illustrateur et graphiste (Le soulier noir, T. Magnier) s’associent de manière réjouissante dans un livre au format impressionnant (à la taille de son héros !), qui oscille entre récit de fiction et documentaire, album narratif et encyclopédie, récit de vie référencé et imagier ludique.

Le lecteur plonge avec curiosité dans les recoins de la mémoire de Marcel le globe-trotteur qui, se remémorant sa longue vie de musicien baroudeur, en profite pour répertorier toutes ses connaissances et énumérer des tas de renseignements précieux sur la vie de ses congénères. C’est à la fois fantasmagorique et réaliste, scientifique et poétique, sérieux et farfelu, instructif et… politique, intelligent et inattendu mais toujours véridique. Optant résolument pour la subjectivité, les auteurs complices rejettent l’encyclopédie classique pour proposer un ouvrage complexe et singulier, dans la lignée des cabinets de curiosités et des miscellanées. Bref, une encyclopédie hétéroclite au désordre organisé, invitant l’enfant à y picorer selon son envie, un peu à l’image de notre mémoire aux tours et détours parfois étonnants. En annexe, bibliographie, webographie, lexiques et recettes invitent le lecteur à poursuivre librement ses investigations.

Texte et image renvoient à de multiples références : Proust, New York, les années 50 et 60 (meubles design, pop art, The Beatles, Mai 68, mouvement Peace and love…)… Humour et clins d’œil parsèment subtilement le livre : noms de rockers des amis de Marcel, nombreux objets évoquant le monde animal (piano girafe, etc), tenue vestimentaire du personnage (un marcel, un pantalon pattes d’eph et une veste « Sgt Pepper »), éléphant-jouet signé Eames…

Ajoutons à cela un travail d’illustration, de graphisme et de mise en page exceptionnel, en parfaite adéquation avec les différents niveaux de texte, utilisant à merveille la pleine ou la double page : personnages un peu floutés pour le récit, cartouches noirs pour les informations sur les éléphants et vignettes éparses pour les planches de l’encyclopédie. Le tout rehaussé de couleurs aux tons mats avec une prédominance des rouge-mauve-jaune renvoyant directement aux années 60.

Voilà bien un objet complexe, hors norme et hors forme, qui invite petits et grands à une lecture partagée et à une attitude « révolutionnaire » en prenant acte du slogan de 1968 « En mai, fais ce qu’il te plaît » !

Catherine Hennebert

 

La règle d’or du cache-cache / Christophe Honoré ; ill. par Gwen Le Gac – Actes Sud Junior, 2011

Entre Christophe Honoré et Gwen Le Gall, c’est une histoire d’amitié complice et de collaboration artistique de longue date puisqu’elle a débuté il y a plus de 25 ans, bien avant la publication de leur premier roman illustré en 1998 (L’affaire P’tit Marcel). Avec ce nouvel album, le deuxième à paraître chez Actes Sud Junior (après Le terrible six heures du soir, 2008), le duo récidive en imaginant une histoire à son image, empreinte de singularité, à la fois ancrée dans la réalité et pleine de magie, semblant tout droit sortie de leur Bretagne natale. Un voyage poétique dans la tête d’une petite fille émerveillée de se découvrir une aptitude à « voir des choses ».

Dans ce livre, il est question d’ennui et de solitude enfantine, de chagrin et de courage, de plongée dans l’imaginaire et de construction de soi, d’identité et de marginalité, de cachette et de secret, mais aussi de sentiment d’injustice et de désir d’indépendance. La jeune Katell – qui porte le prénom d’une héroïne de légende bretonne, Katell Gollet, dite Katell la perdue, trop éprise de liberté – refuse de suivre la norme, la règle. En choisissant de taire sa propre inquiétude face à ce « don/malédiction » et de braver l’incompréhension de son entourage, elle décide de vivre pleinement et joyeusement son monde intérieur.
Le texte, simple et direct, limpide, à l’écriture vivante et très visuelle (n’oublions pas que, entre autres talents, Ch.Honoré est aussi un cinéaste reconnu (Les Bien-aimés, 2011)), fait ressentir avec force et profondeur les différentes émotions qui bouleversent la petite fille. En écho, G. Le Gall a créé un univers graphique étonnant, à la fois sombre et lumineux, étrange et surréaliste, parfois angoissant, peuplé de fantômes et d’animaux fantastiques. Elle a opté pour la technique mixte qu’elle affectionne : papiers découpés et dessin épuré aux tons sombres, en pleine page face au texte imprimé sur fond de couleur, pour les scènes de la vie réelle ; bâtons d’huile sur papier de soie pour les doubles pages de visions-rêveries, au dessin foisonnant, explosant de couleurs vives, presque psychédéliques.

Cet album audacieux et de facture très soignée a reçu le Prix Baobab de l’album 2010 (Salon du Livre et de la Presse Jeunesse de Montreuil).

Catherine Hennebert

 

Les Rhumes / André François – Delpire, 2011

Après les Larmes de crocodile, trésor reconnu de la littérature jeunesse, Robert Delpire nous offre une perle inédite d’André François. Il fallait du génie pour faire d’une publication promotionnelle pour l’Ascorbate de Lynne, commande des laboratoires Beaufour en 1966, un bijou d’imagination farceuse. « Depuis leur plus tendre enfance on apprend aux enfants qu’il ne faut pas attraper un Rhume » : au départ d’un fait banal, le lecteur est entraîné dans un univers surréaliste, celui de l’étrange bestiaire des espèces disparues et des épidémies de rhumes. La représentation graphique percutante est mise au service du détournement d’expression. Si on trouve du jaune, du rouge et du vert dans l’illustration de couverture et dans le lettrage, les « créatures », elles, sont totalement noires. Elles apparaissent telles des ombres chinoises évoquant une mythologie toute personnelle, laissant ainsi à l’imagination du lecteur une grande part de liberté. Le jet, brut, renvoie au travail des artistes de Cobra. L’humour est léger, le ton est celui d’une blague entre amis.

Pourtant, en observant de plus près la finesse des traits d’esprit et l’intelligence de l’incursion du lettrage dans l’image, on retrouve bien le talent d’un artiste complet : peintre, dessinateur, graphiste, sculpteur, André Farkas, de son vrai nom, s’est illustré dans de nombreux domaines. Publiciste aux côtés des plus grands (Steinberg ou Ungerer pour ne citer qu’eux), il savait économiser son trait afin de retirer l’essentiel d’une idée. Les calembours et les jeux de mots, l’absurde et le nonsense sont les plaisirs qu’offre André François à ses lecteurs. Une telle liberté dans le geste et dans l’esprit pour ce qui n’était pourtant qu’une publicité sont autant d’éléments qui participent à la qualité de cette découverte.

Vanessa Léva

 

Le secret de Garmann / Stian Hole ; trad. du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud – Albin Michel jeunesse, 2011

C’est toujours avec plaisir et fascination que l’on ouvre un album de Stian Hole. Cette troisième aventure de Garmann (après L’été de Garmann et La rue de Garmann, 2008) plonge une fois encore le lecteur dans le monde de l’enfance. Notre héros grandit et son univers grandit avec lui. Après l’été et l’automne, l’auteur-illustrateur nous fait profiter du climat doux et ensoleillé du printemps norvégien. Notre héros, toujours calme et réfléchi, curieux et rêveur, devient plus indépendant, moins inquiet aussi. Il retrouve des personnages déjà croisés (les jumelles, le jeune Roy, L’Homme aux Timbres) et découvre les beautés du monde tout en pressentant les dangers et les apparences trompeuses qu’il peut cacher.

Dans ce dernier opus, le rapport avec les adultes (à part une scène avec la mère) s’efface complètement pour laisser toute la place à la magie de l’enfance. C’est le temps des confidences et des secrets partagés, des jeux fabuleux, et des aventures extraordinaires, des questions sur tout (la vie, le cosmos, Dieu, les fourmis, la nature…..), des petites et grandes peurs (comme celle de devenir adulte), et puis surtout, de l’éveil des sens, de la sensualité et des premiers émois amoureux, avec à la clé, cette découverte fabuleuse (et secrète!) qu' »il est possible d’arrêter le temps ».
Une histoire à la fois très norvégienne (cadre de l’histoire, ambiance un peu mélancolique) et en même temps tout à fait universelle. Un récit sensible et poétique, au texte long mais à l’écriture accessible, au ton léger et grave, dans une langue magnifique traduite avec subtilité par Jean-Baptiste Coursaud, spécialiste des littératures scandinaves.

Artiste novateur, Stian Hole fait preuve à nouveau de virtuosité, en faisant appel au numérique et à la technique du photomontage, superposant avec dextérité photos, collages et dessins pour aboutir à des illustrations très travaillées, toujours aussi saisissantes, baignant dans une atmosphère colorée, joyeuse, un peu inquiétante, entre hyperréalisme et onirisme.

Un album tellement riche qu’il nécessite de nombreuses lectures pour en décrypter tous les secrets. On s’amusera à repérer les multiples références (Gagarine, Kepler, Elvis Presley ou encore les écrivains et poètes norvégien, Olaf H. Hauge, Frode Grytten, Andreï Kourkov, Gro Dahle, …) A noter aussi la couverture et les couleurs qu’il est intéressant de comparer avec celles des deux autres albums, ou encore le personnage de Hanne, la soeur agressive, qui happe d’emblée le lecteur et l’entraîne dans un rôle de spectateur indiscret et ce, jusqu’à la dernière page.

Laissons le dernier mot à Stian Hole qui, s’inspirant toujours de sa propre vie dans ses livres, laisse ensuite à chacun la liberté d’en faire sa propre lecture « J’écris sur moi, tu lis sur toi ».

Catherine Hennebert

Six hommes / David McKee ; trad. de l’anglais par Elisabeth Duval – Kaléidoscope, 2011

Mieux vaut tard que jamais ! 40 ans après sa parution en Angleterre et en Allemagne en 1972, les éditions Kaléidoscope publient la première traduction française de ce livre, l’un des premiers de David McKee.

Quatre ans après les débuts de la série, Elmer l’éléphant bariolé, l’auteur-illustrateur anglais (né en 1935) se lance dans la création d’un album en noir et blanc, au format à l’italienne, entièrement dessiné à la plume. Un choix délibéré de l’artiste – également dessinateur de presse et grand admirateur de Saul Steinberg et André François – pour souligner davantage encore son propos, une dénonciation virulente et grinçante de l’absurdité de la guerre.

Malgré l’absence de couleurs (à part le brun de la couverture, rappel de la terre, ici objet de convoitise), le style de David McKee est déjà bien reconnaissable : finesse et efficacité du trait, multiplication des points de vues, proportions et perspectives déformées et faussement naïves, variations autour des motifs géométriques et symétriques,… Il utilise de manière inventive l’espace blanc de la page entière ou de la double page pour y faire évoluer ses personnages, seuls ou dans des mouvements de foule qui rappellent certaines scènes de batailles médiévales

La sobriété de l’histoire, le style épuré et minimaliste de l’illustration, les personnages volontairement schématisés, tout concourt à faire de cette histoire écrite en pleine guerre froide, une fable universelle et intemporelle, dont le propos pacifiste reste plus que jamais d’actualité. David McKee croit en la capacité de l’enfant à comprendre certains grands concepts et à se poser des questions. Il cherche toujours à créer des histoires proches de la logique enfantine. L’humour et l’ironie restant ses moyens de prédilection pour dénoncer avec force certains de nos égarements : le malentendu et la folie de la guerre, la peur de l’autre, le goût du pouvoir, la cupidité, la servilité…

Catherine Hennebert

 

Tristesse et chèvrefeuille / Ramona Badescu ; ill. Aurore Callias – Albin Michel Jeunesse, 2011

Auteure, comédienne et dramaturge, Ramona Badescu (1980) a quitté sa Roumanie natale à l’âge de 11 ans, pour venir vivre en France. En 2002, elle fait une entrée remarquée en littérature de jeunesse, en créant avec Benjamin Chaud la série « fantastico-fantaisiste » des Pomelo, traduite depuis dans de nombreux pays (Allemagne, Corée, Italie, Japon, Suède, …). Tristesse et chèvrefeuille marque les débuts d’une nouvelle série, Dans la forêt, suite de petits romans animaliers illustrés, créés cette fois avec la complicité d’Aurore Callias. La couverture cartonnée, épaisse, granuleuse, à l’aspect un peu désuet – qui n’est pas sans rappeler feue La bibliothèque internationale (Nathan) -, l’illustration et le titre lui-même – laissent présager un univers plus mélancolique. S’il est bien question ici de tristesse, puisqu’on y parle d’abandon, de perte et de deuil, c’est aussi une histoire d’amitié et de rencontre, de courage et de force, de volonté et de confiance en soi.« Elle était bien décidée à en finir une fois pour toute avec cette histoire de papa, de mort, de larmes, de tristesse interminable ». Le voyage de La Taupe se révélera triple : dans l’espace, (une marche aventureuse dans les bois), dans le temps (de très lointains souvenirs de son père) et surtout un voyage à l’intérieur d’elle-même. Au bout du chemin, La Taupe trouvera apaisement et sérénité avant de regagner son terrier, quelques certitudes sur la vie en plus, et un cadeau inattendu au fond de sa poche. On referme doucement le livre avec un sourire au coin des lèvres et une irrésistible envie de planter quelques graines de chèvrefeuille dans son jardin.

Le texte est écrit avec maîtrise et simplicité, exigence et sobriété dans une belle langue et une écriture pleine de fantaisie, de légèreté et d’humour. Le dessin d’Aurore Callias colle parfaitement à cette ambiance nostalgique et pétillante. Combinant à merveille l’encre de Chine et les crayons de couleurs, l’illustratrice crée des images très personnelles. Derrière l’aspect un peu fou de scènes miniatures fourmillant de détails et de personnages, se révèle un dessin très fin et très construit. On croit y reconnaître diverses influences transformées avec talent par l’artiste (motifs Art Nouveau, Gorey, Chagall, Miro, …).

Catherine Hennebert

 



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